lʼart dʼescargoter
Les frontières linguistiques en Suisse : de quoi en faire tout un plat !
Contrairement à la Belgique qui indique clairement le changement de zone linguistique par des panneaux au bord des routes (Vlanderen pour la Flandre), on ne trouve en Suisse aucunes mentions visibles du changement d’aire linguistique.
Ce qui ne manque pas par contre, ce sont les expressions qui caractérisent les changements de régions linguistiques. Elles renvoient à la géographie physique de la confédération ou à des particularismes culinaires supposés différents selon les parties du pays. Image que l’on pourrait transposer en France avec les limites de la langue d’oil et de la langue d’oc, respectivement associées à la cuisine au beurre et à la cuisine à l’huile.
On parle donc « d’outre Sarine » du nom de la rivière affluent de l’Aar ou de « Roesti graben » pour marquer la frontière linguistique entre le français et allemand. Alors que l’on utilise les termes de « altro Gottardo » de l’autre côté du Mont St Gottard et « Polenta graben » pour évoquer celle entre l’allemand et l’italien.
La barrière du « Roestigraben »
Appelée Roestigraben du nom d’un plat, très populaire en Suisse allemande, à base de galettes de pommes de terre, qui peut être agrémenté selon les régions, de lardons, d’oignons, d’emmental ou d’émincés de veau, cette frontière s’est peu à peu muée en une barrière, voire un fossé entre les deux principales communautés linguistiques du pays.
Attachés au français standard, les romands reprochent aux alémaniques d’utiliser les dialectes suisse allemand (Schwyzerdütsch) en lieu et place de l’allemand officiel appris à l’école par les premiers et s’avérant d’aucune utilité dans les échanges !
Les cantons dits « primitifs » – c’est-à-dire à l’origine de la création du pays – alémaniques et plutôt ruraux sont réputés plus conservateurs et rejettent à chaque nouvelle votation l’entrée dans la Communauté européenne. À l’inverse, les cantons romands – réputés plus europhiles – rejoints en cela par les cantons alémaniques « urbains » plébiscitent l’entrée dans l’Union.
Cet antagonisme entre communautés linguistiques se nourrit bien souvent de préjugés. Il s’avère beaucoup moins fort le long de la frontière où les échanges sont plus fréquents, voire même quotidiens. Il devient plus puissant dans les régions monolingues où les contacts sont plus rares. Instrumentalisé par certains hommes politiques, fréquemment raillé, le terme de « roestigraben » fait l’objet de spectacles parodiques, qui le tournent en dérision. On constatera non sans amusement que ce plat supposé partager le pays sur des bases culinaires est à présent consommé dans toute l’Helvétie, devenant quasiment un plat national !
La barrière du « Polentagraben »
Apparu plus récemment et proche parent dans l’esprit du « Roestigraben » la barrière du « Polentagraben » tire son nom de la polent, plat typique du Tessin et du Nord de l’Italie, se présentant sous la forme de galette ou de bouillie à base de semoule ou de farine de maïs.
Elle désigne ce que certains considèrent comme une division linguistique entre alémaniques et habitants du Tessin, le seul canton entièrement italophone de la Confédération. Contrairement au « Roestigraben » son usage reste peu répandu. La confrontation paraît moins frontale. Cela s’explique par le fait que les Suisses italiens comptent parmi les plus polyglottes de tout le pays.
Souvent contraints de quitter le Tessin réputé moins riche, nombreux sont ceux qui vivent dans des cantons romands ou alémaniques, et de ce fait maitrisent parfaitement les idiomes correspondants. Cela s’explique aussi par la place importante que le Tessin octroie aux langues dans son système éducatif. Car on l’aura compris, dans le pays, l’enseignement relève directement des cantons.
Le roman du romanche
Quant au romanche, la petite dernière des langues nationales en terme de locuteurs (mais la plus ancienne de la Confédération), elle n’a acquis que tardivement (en 1990) le statut de langue officielle au prix d’une longue bataille. On ne peut, la concernant, parler réellement de frontière linguistique. Son usage se limite essentiellement aux vallées de la Surselva et de la Basse Engadine, noyée dans un environnement linguistique germanophone.
La langue romanche et ses différentes composantes (à ne pas confondre avec romand) est invariablement associée au canton des Grisons, plus renommé pour ses stations de ski haut de gamme (Saint Moritz et Davos) et sa viande éponyme.
Il s’agit du canton le plus vaste, le plus enclavé et le moins peuplé de la Confédération helvétique, le seul officiellement trilingue puisque à côté du Schwyzerdütsch (suisse allemand) très largement majoritaire, on trouve également l’italien parlé dans quelques vallées. Dans les régions très enclavées, situation fréquente dans les pays alpins, la vallée joue un rôle de déterminent linguistique, où la langue se vit comme l’expression d’une culture spécifique, ciment d’une communauté et fil rouge d’une histoire séculaire. Le mode de vie rural dans lequel la langue romanche puisait ses fondements s’érode au fil du temps.
Limitée à un usage dans les sphères familiale et sociale, la question de la survie à moyen terme de cette langue est clairement posée. Une disparition à laquelle ne peut se résoudre la Lia Rumantscha, qui s’emploie à la défendre et à la diffuser.
Au cœur de l’Europe, la Suisse peut se prévaloir d’une indéniable richesse culturelle et linguistique. Tiraillée par des mouvements contraires de repli sur soi, auxquelles s’opposent des volontés d’ouverture, cette diversité ne va pas de soi. Elle reste cependant, pour l’Europe, un modèle de mixité linguistique.